14 janvier 2007

Naturellement

L'histoire du rap, Daniele Dumile l'a accompagnée, quittée, ignorée puis transformée. Acteur essentielle des quinze dernières années, il erre paradoxalement, tel un hermite qui a fait voeu d'intégrité, dans la jungle underground du rap actuel.

En 90, il officie avec son frère, sous le pseudo Zev Love X dans KMD, groupe new yorkais et engagé, notamment sur la réhabilitation de la culture Afro-americaine et contre les ségregations raciales. Ils ont à peine 20 ans, musicalement héritiers de Public Enemy, EPMD ou De La Soul, à l'énergie débordante et rejouisssante et aux discour militant. Ils signent chez Elektra et sortent un premier LP ("Mr Hood", en 91), devenu un classique depuis, jusqu'au drame: Subrock, le frère de Daniel, se fait taper par une voiture sur un highway alors qu'il tentait de traverser.
Tout s'arrête. Le disque qu'ils enregistraient (le deuxième) se termine dans la douleur. Daniele n'a plus le courage. Nous somme en 93. Le monde du hip hop n'entendra plus parler de lui pendant six ans.

En 99, après une grosse dépression et une prise de poids conséquente, le faisant passer pour un gros nounours un peu gauche, alors qu'à 20 ans, binoclard, il paraissait longiline et sec, Daniel Dumile réapparrait au devant de la scène indépendante sous les traits de MF Doom (Metal Face, Metal Fingers ou Mother Fucker au choix), personnage directement inspiré du Dr Doom (Docteur Fatalis en français), le méchant des Fantastic Four.
Le visage est dissimulé sous un masque de fer. En tant qu'artiste, Daniele n'existe plus. Il se réserve pour sa famille, sa femme et ses deux fils. Mais pour le hip-hop, MF Doom lui permet d'occuper l'espace, en toute schizophrenie.
En six ans, hormis l'aspect physique, la voix n'a également plus rien à voir. L'abus d'alcool et d'herbes a considérablement modifié le chant nasillard du début, pour faire place à ce timbre rocailleux et enfummé, reconnaissable entre tous. Le poids, le masque, la voix, tout est fait pour protéger Daniele, l'envelopper, le transformer, pour prendre assez de distance avec sa passion, du moins avec cette representation publique inévitable.
Sa vision du rap a radicalement évolué. Comme sa vision de la vie, sans concession artistique, sans engagement politique, seul dans son studio new-yorkais, MF Doom a crée un monde de toute pièce, enregistrant sans arrêt, écoutant des tonnes et des tonnes de disques, picolant et fumant pour tenir et s'inspirer.
Des samples tirés de vieille soul et de funk old-school mais également de morceaux 80's au sons vintage, bidouillés dans une production brute de brut, la voix sans fioriture, au flow éblouissant, extensible et aiguisé comme une lame de rasoir, aux paroles lumineuses se faufilant dans un monde de dessins animés et de constat social, agrémentés de sons obscurs et de dialogues de séries Z, de featuring aux voix sombres et surprenantes, nous amenant au final dans un chaos sonore et compact, soigné par un travail d'orfèvre.

Le résultat? Un chef-d'oeuvre révolutionnaire nommé "Operation Doomsday", paru en 1999, réedité en France en 2001, album incomparable, qui n'a pas pris une ride, unique et sans aucun doute un disque jalon pour toute une génération de hip-hopeux. Insurpassable au style inimitable. Depuis, en vrai stakhanoviste, l'homme au masque n'a pas arrété, enchainant les projets persos (toujours dans le soucis de s'épargner personnellement mais également le personnage de MF Doom qui devient une entité à part entière, il s'invente d'autres pseudos comme King Geedorah ou Viktor Vaughn), à deux (l'autre chef-d'ouvre qu'est Madvillain avec le génie Madlib aux sons, mais aussi Danger Doom, avec le non moins talentueux Danger Mouse), en groupe (avec ces potes du Monsta Island Czars) et les featurings de luxe qu'il pose ici ou là, de manière si décontractée et prodigieuse que des gens aussi différents que Gorillaz, De La Soul, Herbaliser ou TTC font appel à lui.

Faisant l'objet d'un veritable culte actuellement, on sent le bonhomme assez intègre pour ne pas se fourvoyer, avançant à son rythme (effréné), dans un univers particulier et novateur, personnage aux visages multiples mais au caractère attachant, mais surtout au talent prodigieux, ayant su s'adapter à la fois à son parcours chaotique et à celui de l'histoire du rap, qu'il a su dépasser pour en écrire les pages les plus passionnantes.

"What the devil?
He's on another level
It's a word! No, a name! MF - the super-villain!
Doomsday!"




7 commentaires:

fzappaface a dit…

Superbe Mr Choubi, votre écriture transpire la passion pour cet homme ! et pour le hiphop tout simplement. Leger, clair, construit..tres bien !! Vraiment.

Mr Choubi a dit…

Ben merci Mr Kali.
Il est vrai que j'admire profondement l'oeuvre de ce bonhomme. Je suis fan, en gros.
Auntant que les Tindersticks, c'est dire.

Mlle Caleuleu a dit…

c'est vrai que c'est bien dit tout ça! ça me donnerait presque envie d'écouter! ahahahhahahah...en tous les cas, le clip en bd est un chef d'oeuvre!
merci mon cheri.....

dub de montceau a dit…

AAAAAAAAAHHHHHHHHH! En v'là une belle chronique de bon goût!

Manuel a dit…

Mouais ....

Anonyme a dit…

Je vous Bravo,Mr Choubi!En voilà une belle chronique..La plume est raffinée,l'artiste singulier.Merci à vous..Car dans les puanteurs égocentriques de ces hommes d'affaires afro-americains d'aujourd'hui,force est de reconnaître le talent et l'integrité d'un homme dont la candeur égale le talent!Cependant,une question se pose à moi:Est-ce pour singer le saltimbanque au masque de fer que vous arborez fièrement ce ridicule haillon sur votre tête?Remarquez,il a le mérite de me faire rire...et pis merde,finalement,il vous va bien!Gardez tout,Mr Choubi!Vous ressemblez au camay de ma vieille tante Arlette..!Bien à vous.Mr Kaplan.

Mr Choubi a dit…

Merci, Mr Kaplan.
C'est vrai que j'ai toujours bien porté la cagoule.
Mais qu'est ce qu'un camay? C'est un bijou, non? Un pendentif?
C'est pourtant vrai que j'ai une tête de pendentif avec ce truc.
En tout cas je suis sensible au fait que cette chronique sur Mr Doom vous ait touché.